On
m'appelait Cadet, je suis arrivé dans une famille
de vignerons dans les années 1936- 1937, où il y avait déjà
trois enfants à qui l'on avait promis un âne si on réussissait
à récupérer une certaine somme d'argent due à
mon maître, ce que réussit le grand-père avec beaucoup
de ténacité.
Chose
promise, chose due, on m'acheta chez un marchand de chevaux de Reims.
Pour promener les enfants, je fus attelé à une jolie petite
carriole. Je coulais des jours heureux, mais la guerre arriva et un grand
branle-bas se mit en route: "l'évacuation"
!…
On chargea des charrettes de matelas,
de linges et des objets plus ou moins hétéroclites, à
ne pas laisser dans les maisons lorsque les envahisseurs arriveraient.
Mon maître avait offert spontanément aux voisins du quartier
n'ayant pas de moyens de transports, de venir avec nous.
Je
fus attelé à la petite carriole et je suivis la cohorte.
Les femmes et les enfants montaient à tour de rôle pour se
reposer un peu de cette marche épuisante.
Nous avons été mitraillés
plusieurs fois, des orages n'arrangeaient pas le cheminement des convois
des réfugiés. Et puis, il arriva que moins résistant
que les gros chevaux de labour, je ne pouvais plus suivre, avec des plaies
aux genoux et aux pattes. Alors bien tristement on me laissa dans un petit
village de culture du sud de la Marne "Montépreux"
où je pourrais trouver de la nourriture et un peu d'eau pour survivre.
Après cette grande débâcle,
comme on appelait cette défaite, plusieurs mois passèrent,
peut- être 1 an ?.
La vie avait repris son cours dans les villages, avec bien des difficultés
pour se déplacer et se ravitailler.
Un jour, pour faire quelques courses
à Reims, un voisin et une voisine étaient
partis en voiture à cheval (il n'y avait plus de trains). En arrivant
à Cormontreuil, ils remarquèrent dans la
cour d'une habitation, un petit âne! Ils se regardèrent tous
deux et se dirent "mais on dirait le cadet ?"
Très perplexe, en rentrant
au village ils dirent à mon maître, nous croyons avoir retrouvé
le cadet. Ils retournèrent ensemble à Cormontreuil
et demandèrent à la personne s'il n'avait pas ramené
cet âne de la région de Montépreux,
puisque des bêtes abandonnées avaient été récupérées
ainsi par des gens qui avaient tout perdu.
Après quelques réticences,
l'homme accepta de venir jusque Chigny. On me lâcha
près du marronnier et me souvenant de mon écurie près
de la place du village, j'y filai aussitôt. L'homme n'étant
toujours pas convaincu, mon maître lui dit "avez-vous
déjà vu un âne sauter 4 marches pour aller dans un
pré"?.
Se
trouvant 2 maisons plus loin, il fallait passer par un bâtiment
assez sombre. On me laissa libre, alors je partis en trottant vers ce
passage et je sautai les quatre marches me souvenant qu'une herbe fraîche
m'attendait dans le pré.
Devant cette évidence, l'homme admis que j'étais vraiment
l'âne de la maison.
Ma vie reprit son cours faisant
toujours la joie des enfants et rendant bien des services aux voisins
et au village. Je transportais deux fois par jour la marmite de soupe,
accompagné d'un soldat de l'armée d'occupation, à
2 km dans les champs (la Cuche) où se tenait un
poste de D.C.A., mon maître m'ayant proposé pour éviter
qu'un cheval plus utile aux travaux ne soit réquisitionné.
Je
vécus encore de longues années, cajolé par tous. |